Le football, ses maillots et… ses sponsors. Et comme souvent avec ces derniers, une histoire d’argent.
Exposés médiatiquement, les grands joueurs signent des accords avec les marques. Mais parfois cela peut mal se passer et se transformer guéguerre.
Sponsor personnel vs sponsor national
C’est le cas avec Johan Cruyff et la sélection nationale pour la Coupe du monde 1974. Sous contrat avec Puma, le mythique n°14 des Pays-Bas ne veut pas jouer la compétition avec une autre marque, le maillot Adidas en l’occurrence, sans compensation financière. Une demande refusée par l’équipementier de l’équipe néerlandaise.
Le “Hollandais Volant” – joueur de l’Ajax transféré à Barcelone en 1973 – décide alors de recourir à un subterfuge, comme il l’explique des années plus tard dans les colonnes du journal L’Equipe :
“J’avais refusé de porter ce maillot parce que le contrat de l’équipementier, signé au profit de la Fédération, ne prévoyait pas un centime pour les joueurs. Pour protester, je me suis fait fabriquer un maillot à deux bandes au lieu des trois. La Fédération des Pays-Bas ne voulait pas entendre que, si le maillot orange lui appartenait, j’étais seul maître en ce qui concernait mon visage !”
Eh oui ! Si vous regardez attentivement les photos et les vidéos des matches du Mondial 74, Johan Cruyff n’a que deux bandes noires sur son maillot orange mais aussi sur son short et sur ses chaussettes. Et à ses pieds, la célèbre paire de crampons Puma King, son sponsor personnel.
Une bande en moins sur son maillot
En 1997, Jacques Hogewoning, président de la KNVB (Fédération néerlandaise de football) en 1974, rembobine l’histoire : «Johan Cruyff s’était mis en travers du contrat de sponsoring Adidas avec son maillot à deux bandes. Pour nous, à la fédé, ça nous compliquait les choses. Alors il a fallu trouver un compromis et on a perdu du temps. Parce qu’à un moment Adidas a dit : ‘Eh, bien Johan Cruyff n’a qu’à pas jouer !’ Et là on a dit : ‘Non, non. Ce n’est pas possible’. Mais d’un autre côté, un contrat est un contrat… Or, Adidas ne voulait pas porter le chapeau si Cruyff était amené à ne pas jouer. Aux Pays-Bas, personne dans la population ne l’aurait accepté. »
Henny Warmenhoven, alors intendant de l’équipe nationale (et directeur général d’Adidas aux Pays-Bas) confirme à Dégaine que « les représentants de la marque aux trois bandes préférèrent s’incliner face à Johan Cruyff ‘à qui on n’impose rien’, plutôt que de courir le risque de l’exclure et de subir les foudres des supporters ».
Capitaine d’une redoutable équipe, où il retrouve ses anciens coéquipiers de l’Ajax Amsterdam – Johnny Rep, Ruud Krol, Johan Neeskens – et d’autres joueurs talentueux comme Rob Rensenbrink, Johan Cruyff réalise un véritable festival.
Le 23 juin 1974, les Pays-Bas passent pour la première fois le premier tour d’une Coupe du Monde après avoir battu l’Uruguay (2-0) puis fait match nul contre la Suède (0-0) – pas de but mais le « Cruyff Turn » un geste extraordinaire sa marque de fabrique – et enfin dominé la Bulgarie (4-1). Les « Oranges mécaniques » ne s’arrêtent pas là passent le deuxième tour en écrasant leurs adversaires en appliquant le « football total » qui a fait la gloire de l’Ajax Amsterdam. L’Argentine est laminée (4-0 dont 2 buts de Cruyff), l’Allemagne de l’Est est dominée (2-0) et le Brésil est battu (2-0 avec 1 but de Cruyff). Lors de ce match contre la Seleçao qui évolue en maillot bleu nuit, le Hollandais Volant assortit au maillot blanc de son équipe deux bandes personnelles orangées.
Johan Cruyff réalise ce geste extraordinaire avec les Pays-Bas contre la Suède lors du Mondial 74 en match de poules le 19 juin 1974 (0-0).
— UN TRUC DE FOOT (@untrucdefoot) April 16, 2022
Le "Cruyff Turn".pic.twitter.com/Vs3wlf0dwH
Adidas vs Puma en finale du Mondial 74
Le 7 juillet 1974, en finale, Johan Cruyff se retrouve face à l’équipe de l’Allemagne de l’Ouest emmenée par Franz Beckenbauer au stade olympique de Munich. Les Pays-Bas et la RFA ayant terminé en tête respectivement des groupes A et B au deuxième tour.
Si le coup d’envoi est retardé de dix minutes – car les poteaux de corner ont été enlevés pour la cérémonie de clôture avant de pouvoir les remettre correctement – les Pays-Bas ne traînent pas : ils inscrivent le but le plus rapide d’une finale de Coupe du monde. Cruyff bénéficie d’entrée de jeu d’un penalty sans que les Allemands aient encore touché le ballon. Johan Neeskens transforme le peno face à Sepp Maier pour ouvrir le score. Mais la RFA renverse la situation pour s’imposer avec un penalty de Paul Breitner et un but décisif avant la pause de Gerd Müller (2-1) et remporter « son » Mondial organisé à la maison, la deuxième Coupe du monde après 1954 et avant celles de 1990 et 2014.
Si on ne sait pas s’il a fumé sa cigarette à la mi-temps comme à son habitude, Cruyff a été muselé durant toute la rencontre. Après ce douloureux revers, il aura cet aphorisme dont il a le secret : « Il vaut mieux perdre avec ses idées qu’avec celles d’un autre ». Ce qui ne l’empêche pas d’être désigné meilleur joueur de la Coupe du monde 1974 et de devenir le premier footballeur à remporter trois Ballons d’or : 1971, 1973 et 1974. Il glane le Ballon d’or 1974 devant Franz Beckenbauer.
Une bande en moins donc sur le maillot 14 de Cruyff lors de la mythique finale perdue contre l’Allemagne – sponsorisée par… Adidas – mais pas que : il joue avec son « propre » maillot durant tous les matches de la compétition mais aussi lors de la suite de sa carrière internationale.

D’ailleurs, l’un des maillots à deux bandes de Cruyff est récupéré par Louis Nicollin, alors président de Montpellier, pour l’ajouter à sa collection dans son musée : c’est celui d’un match de qualification pour le Mondial 78.
« Champagne, femmes nues et piscine«
Mais cette Coupe du monde 1978, Cruyff ne la jouera pas. Est-ce un message politique d’opposition au régime militaire de Videla en Argentine ? Non. Deux autres explications à cela.
La première est liée à une soirée lors du Mondial 1974. Comme le raconte dans un documentaire de la BBC René Van de Kerkhof – joueur des Pays-Bas lors de ce Mondial et qui est entré à la pause lors de la finale – il y a eu une « swimming pool party » improvisée à l’hôtel Waldhotel Krautkrämer, situé à Münster, où logent les Néerlandais (photo de l’hôtel en 1974 ici). Le 30 juin 1974, les Pays-Bas battent la RDA (2-0) lors du deuxième match de la seconde phase de poules. Les joueurs et le staff décident de fêter la victoire (qui les maintient en course pour la finale, avant le dernier match de groupe décisif contre le Brésil, le 3 juillet 1974) dans le sous-sol de l’établissement où se trouve une piscine. Comme le raconte René Van de Kerkhof : « Il y avait quelques femmes qui nageaient, elles ont enlevé le haut de leur bikini, on les a rejointes dans la piscine ». Et de conclure : « C’était une chouette party ».
Si certains coéquipiers ont toujours démenti cette soirée, « Bild » raconte dans le détail ce bain de minuit. Comment cette information s’est-elle retrouvée à faire les gros titres du journal allemand qui affiche : « Cruyff, Champagne, femmes nues et piscine » ?

Un journaliste local assiste directement à cette soirée. Son nom : Guido Frick. Comme il le raconte à So Foot, il vient à l’hôtel « pour rencontrer sa nouvelle idole, Johan Cruyff. À la réception, il se renseigne pour une chambre. On lui demande s’il est journaliste. « J’ai dit que j’étais un représentant pour une entreprise de Spätzle (des pâtes alimentaires, spécialité du sud de l’Allemagne, N.D.L.R.) et que j’avais besoin d’une chambre pour la nuit à Münster. » Discrètement, Guido observe la petite fête des Néerlandais. Cuba libre ou vodka à la main, le roi semble en bonne compagnie, alors qu’une platine vinyle joue One Way Wind du groupe hollandais The Cats, chanson porte-bonheur de l’équipe. « Il était entouré de deux-trois filles, j’ai trouvé ça marrant. Mais ensuite, je suis remonté dans ma chambre »« .
Et de poursuivre : « ‘J’étais dans mon bain quand, vers 1h du matin, j’ai entendu les Bee Gees dans le couloir. J’ai sorti la tête pour essayer de savoir d’où venait la musique. » Krautkrämer Junior, le fils du patron de l’hôtel, surgit, s’excuse pour le bruit et propose à Frick de venir boire un verre avec lui… et quelques joueurs.« Dans la chambre, il y avait Cruyff, Rensenbrink, Schrijvers et Strik, entre autres. Ainsi que deux filles. » Cruyff se méfie, puis finit par papoter avec l’infiltré. « J’ai fait attention à ne pas montrer que je m’y connaissais en football. Au fur et à mesure qu’on parlait de football, il m’a dit: « Tu n’es pas journaliste, hein ? » J’ai dit que non. Je lui ai expliqué ce qu’étaient les Spätzle, il ne connaissait pas. On a bavardé pendant une bonne heure et demie. Il a fumé toutes mes cigarettes. » Certains joueurs rejoignent leur chambre, mais d’autres prolongent la soirée dans la piscine de l’hôtel, avec quelques bouteilles de whisky et de champagne sous le coude' ».
Et de conclure : « ‘Il n’y a pas eu de sexe. Au mieux, des demi-molles (…) Ça a duré trois quarts d’heure, et puis tout le monde est remonté dans sa chambre. J’étais quand même étonné de voir comment ces joueurs, avant un sacre potentiel, étaient à ce point relax, au lieu de se préparer de manière optimale‘ »
Guido Frick publie cette histoire dans son journal local Stuttgarter Nachrichten et la confie également à Bild, plus gros tirage du pays, qui la sort à quelques jours de la finale contre… l’Allemagne, pays hôte. Si l’objectif est de déstabilsier l’équipe néerlandaise et sa star, c’est réussi. L’information finit par parvenir aux oreilles de Danny, la femme de Cruyff, restée à Barcelone. La veille de la finale, Cruyff passe des heures au téléphone avec son épouse pour apaiser cette crise de jalousie et sauver son mariage. On a connu meilleure préparation à quelques heures du coup d’envoi du match le plus important d’une vie de footballeur.
Jouissif, Bild titre au lendemain du sacre de l’Allemagne : « Ja ! Ja ! Ja! » qui signifie : « Oui ! Oui ! Oui ! »

Outre cette soirée de 1974 qui a déplu à madame Cruyff ne voulant plus voir son mari s’éloigner d’elle plusieurs semaines, la seconde explication de l’absence du mythique n°14 au Mondial 1978 est donnée par le joueur lui-même. Cruyff révèle en 2008 sur Radio Catalunya avoir été victime d’une tentative d’enlèvement et de braquage chez lui avec sa famille en 1977 : « J’ai eu un fusil pointé sur ma tête. J’ai été ligoté. Ma femme a aussi été ligotée et mes enfants étaient présents dans mon appartement de Barcelone. Il y a des moments ou d’autres valeurs priment dans la vie ». S’il ne précise comment le kidnapping a avorté, il affirme que la police néerlandaise a par la suite monté la garde devant sa demeure, en plus d’escorter ses enfants à l’école pendant quatre mois. « Pour jouer une Coupe du monde, vous devez être à 200% », explique Cruyff avant de développer : « Quelques mois avant, à mon domicile de Barcelone, j’ai été victime d’une tentative d’enlèvement. Un malfaiteur a forcé la porte et est entré chez moi. Un malfaiteur. Tête nue. Rien à voir avec des terroristes ou des histoires politiques. Ce type-là avait vécu quatre ans aux Pays-Bas et nous connaissait tous. Il voulait nous voler. Il voulait je ne sais quoi. Ce sont de mauvais souvenirs. Très mauvais. Je ne me souviens même plus quel mois nous étions. L’année, oui, en 1977. Le reste s’est effacé de ma mémoire. Enfin… pas tout. Ligoté, menacé, fusil sur la tête. Pareil pour ma femme. Je m’en souviendrai toute ma vie. » Et de préciser à So Foot : « Mes enfants allaient à l’école accompagnés par la police, des policiers dormaient chez nous, j’allais aux matchs avec un garde du corps. Tout cela vous fait prendre conscience de beaucoup de choses. »
Même la reine Beatrix n’a pu faire revenir sur sa décision le meneur de jeu du FC Barcelone.
Une tentative d’enlèvement du même genre dont a été également victime Michel Hidalgo, le sélectionneur de l’équipe de France la veille du départ des Bleus en Argentine.
Pour l’anecdote, Cruyff et ses deux bandes font des petits. Trois joueurs des Pays-Bas sous contrat avec Puma disputent la Coupe du monde 1978 avec deux bandes. Il s’agit des jumeaux Willy et René Van de Kerkhof et ainsi de Dick Nanninga. Là encore, les « Oranje » vont en finale mais s’inclinent contre l’Argentine, le pays-hôte (3-1).
Quelques années après le Mondial 1974, Johan Cruyff lance sa marque « Cruyff Classics » en éditant ce désormais célèbre maillot à deux bandes floqué du numéro 14. Adidas demande l’arrêt de la commercialisation de ces tuniques. En vain. Réponse du triple Ballon d’or : “Ces deux bandes m’appartiennent, notamment lorsqu’elles sont associées au numéro 14”.
Aussi bon en affaires que sur le terrain, ce Cruyff.
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